(français)
En 2002, Andrea Heller réalise Netze, une oeuvre composée de deux grandes feuilles de papier (250 x 150 cm chacune) sur lesquelles elle dessine à l’encre un motif de mailles en losanges, puis découpe tous les vides
entre les lignes qui se croisent. L’oeuvre est fixée au mur par le haut, et se déroule jusqu’au sol. Elle a l’aspect général d’un filet de volière ou de pêche, ou encore d’un treillis métallique, à la différence près que le papier découpé est très fragile. Le titre Netze contient aussi l’autre sens du mot, les réseaux, qu’ils soient humains ou informatiques.
Cette oeuvre peut être considérée comme fondatrice du travail. Elle met en place une technique, l’encre sur papier, et un motif, la maille en losange, qui vont devenir récurrents. Elle ouvre sur des domaines tels que l’architecture (treillis) et la nature (volière, pêche). Elle joue sur des sensations contrastées, entre la fragilité du papier découpé et la solidité du filet ou du grillage. À propos de contraste, il existe une photo (1) d’un jeune homme à quatre pattes, dont le corps est recouvert de Netze. Elle témoigne d’une action sans public réalisée par l’artiste, et souligne la nature ambivalente de l’oeuvre, qui, bien que fragile, immobilise le corps d’une personne. L’artiste instaure une réflexion sur des notions telles que vulnérabilité, piège, protection et domination, dont le corps, humain ou animal, est souvent le sujet.
Le motif
Andrea Heller utilise régulièrement le motif composé de damiers en losanges, qu’elle décline de manière libre et organique. Entre 2007 et 2012, trois oeuvres sur papier intitulées Versteck développent ce motif dans une version à la fois souple et rigide. Elles évoquent une couverture à l’imprimé géométrique qui recouvrirait des formes, peut-être des corps, hypothèse étayée par le titre. On peut aussi y voir quelque chose de minéral, comme une rose des sables aux reliefs réguliers et aux fines arêtes. Ou y déceler un clin d’oeil à des architectures conçues par des logiciels 3D qui permettent de sculpter des façades comme des voiles ondoyantes. D’autres oeuvres proposent un développement plus naturaliste du losange, qui s’ovalise : Widerstand, 2011, est composée de deux grappes ou groupes qui se rejoignent, des gouttes en haut et des dômes en bas. Est-on dans un registre végétal, minéral, cellulaire ? Ou dans un affrontement entre deux foules vu du ciel ?
Ce genre de questionnement est fréquent face aux oeuvres d’Andrea Heller. On pense voir quelque chose de familier, et si on change d’échelle et de point de vue, on décèle une référence très différente. Schneegrenze I, II et III, 2011– 2013, se réfèrent plus clairement aux cimes arrondies des montagnes, alors que Untitled (smoke), 2015, schématise l’éruption d’un volcan. Le paysage, la météorologie, le temps long géologique et le temps plus court des saisons intéressent l’artiste. Ce motif, Andrea Heller ne cesse de le moduler : le treillis initial devient damier en losange, le losange évolue en triangle ou en pyramide, il s’arrondit pour devenir un cône ou un dôme, qui, selon son positionnement, peut évoquer un bol, un mont, un dé à coudre, un sein, un volcan. Le plein joue avec le vide, on est dans des registres géométriques, mais aussi végétaux et minéraux, ou même sexuels, dans le cas de cônes allongés tantôt pleins et tantôt vides.
L’archive
Comment Andrea Heller constitue-t-elle son vocabulaire formel et ses explorations thématiques ? Pour comprendre, il est utile de se pencher sur son archive, commencée en 1998. Elle est composée de photos prises par l’artiste, d’images découpées dans des journaux, trouvées sur Internet ou encore scannées dans des livres et imprimées. Quand apparaissent les journaux gratuits, vers 2002, elle est frappée par la proximité d’images de natures très différentes, guerres, catastrophes naturelles, glamour, politique, sport, insolite. Elle en découpe beaucoup, les sorts de leurs contextes pour construire sa propre histoire. En 2005 – 2006, elle réalise des collages contenant des images issues de son archive (2). En 2015, elle va plus loin sur un mode similaire, avec Vitrine 1, 2 et 3. Elle construit des cloches en forme de dôme irrégulier, composées de morceaux de verre collés. Ces cloches donnent leur forme à des socles, sur lesquelles elle rassemble des ensembles d’images. Les sujets, tels que paysages, animaux, végétaux, catastrophes, architectures, apparaissent souvent par des fragments, font la part belle à l’étrange (mouton submergé par sa propre laine, formes recouvertes de bâches, rituels mystérieux, OVNI), et à l’impermanence (maisons ou forêts incendiées, village détruit par une avalanche, caravane coupée par un arbre). Cette archive irrigue tout le travail, de manière plus ou moins directe et reconnaissable.
Des documents de référence
La forme des cloches en verre des vitrines se réfère aux contenus de livres hippies des années 1970, tels que Shelter ou Nomadic Furniture (3), qui donnent des modes d’emploi pour la construction d’architectures d’appoints. Ces publications de la culture « Do it yourself » (DIY) sont une mine d’informations sur les grottes, huttes, tentes, dômes, leur histoire et leurs spécificités chez les Amérindiens et chez les Européens. Elles expliquent la construction de tous types de dômes, dont la structure est basée sur la fameuse forme en damier triangle / losange chère à Andrea Heller. Elles abordent les questions des matériaux, des modes de vie nomades, informent sur l’énergie, l’eau, la nourriture, les déchets, s’inscrivant dans les débuts de l’écologie politique. Quelques années plus tard, autour de 1980, les parents d’Andrea Heller se rassemblent avec d’autres familles pour construire des lotissements en coopératives
d’habitat. Intéressée à mieux comprendre le contexte qui a permis ce mode de vie, l’artiste trouve plus récemment un ouvrage consacré à ce mouvement Selbstbau, Das andere Neue Wohnen – Neue Wohn(bau)formen (4), dont le propos sur la construction amateur en Suisse est notamment basé sur une initiative du Conseil fédéral relatée ainsi : « En 1978, l’Office fédéral du logement, un jeune organisme tenu par des fonctionnaires actifs et comptant parmi les promoteurs importants à Berne, organise un
congrès de travail consacré aux ‹ logements bâtis et administrés par les habitants eux-mêmes ›. » Ce mouvement est une sorte de rebond « à la suisse » de la culture DIY américaine.
L’architecture
De nombreuses oeuvres manifestent son intérêt pour l’architecture, telles que Überbau, 2005, qui représente un amoncellement de cubes en bois rouge. Cette encre sur papier évoque à la fois un château médiéval stylisé, des brise-lames ou une scénographie destinée à accueillir des acteurs et des actions. Andrea Heller choisit le titre en allemand, car il permet de jouer entre le sens de « theoretischer Überbau », utilisé pour qualifier les constructions théoriques véhiculées par une oeuvre d’art, et celui de « Überbauung », qui concerne, en Suisse, les constructions réalisées sur d’anciens terrains agricoles ou industriels, en respectant le cadre de l’aménagement du territoire. Les références au Selbstbau ne sont pas loin.
Panzersperren, 2006, explore le registre de l’architecture de défense, car en Suisse, ces formes pyramidales au sommet plat sont assimilées aux « toblerones », ces blocs de béton en dents de dragons construits au début de la deuxième guerre mondiale comme lignes de fortifications face à la menace allemande, et encore présents aujourd’hui (5). Barricade, 2015, confirme cet attrait pour les structures de protection, revisitant autant le château médiéval que les constructions provisoires des manifestations de rue. Pour la Salle Poma du Centre d’art Pasquart, Andrea Heller conçoit sa première installation monumentale, L’Endroit de l’envers, 2019. Des panneaux appuyés les uns contre les autres font penser à un château de cartes, qui a l’ambition d’un grand oeuvre et la fragilité de l’équilibre inhérent à ce jeu de construction éphémère. Ces panneaux sont irréguliers
dans leurs dimensions, leur surface est traitée en couleur sombre, l’impression qui s’en dégage est très différente selon le point de vue, et, pour la première fois, il ne s’agit pas d’une représentation sur papier ou sur toile, mais d’une sculpture / structure / architecture qui s’impose dans l’espace et que l’on découvre en se déplaçant. Cette oeuvre est à la fois une sorte de fragment d’architecture issue de la culture DIY, une structure de barricades érigée pour les combats de rue, et un jeu d’enfant à taille d’adulte. L’ensemble est ambivalent, entre micro et macro, résistance et fragilité, construit et détruit, ludique et politique.
La nature
La nature fait aussi partie des préoccupations d’Andrea Heller. Dans la série Meteorit, 2005 – 2006, de grandes surfaces noires peintes à l’encre et au spray, contenant une variation organique du motif triangle / losange, affirment un intérêt pour le temps long du minéral qui constitue les planètes. On croit pouvoir « sentir » la matérialité de la pierre par le traitement intense et profond de la couleur et du motif. L’aquarelle et
encre sur papier Fundament, 2014, présente aussi une surface noire, qui évoque l’intérieur d’une grotte aux épaisses stalagmites et aux fines stalactites, dans une atmosphère mystérieuse et obscure. Dans un registre sculptural, l’oeuvre Untitled (pompons), 2007– en cours, a un statut particulier, car il est « site specific » et évolutif. Composée de pompons en laine noire, elle est différente à chaque présentation, car d’une part elle peut est installée à un radiateur, devant une fenêtre ou à un tuyau au plafond, et d’autre part elle grandit, car l’artiste ajoute des pompons. Ainsi, le pompon prend une signification bien différente qu’une boule de laine réconfortante. Si l’aspect peut faire penser à des coraux ou des pierres volcaniques, la prolifération évoque plutôt des champignons, une cellule
virale qui se développe, ou encore une colonie de petits êtres vivants qui se blottissent en essaim, par exemple autour d’une zone de chaleur.
L’hybridité
Si le motif du damier losange / triangle, l’archive, l’architecture et la nature mettent en relief le système de pensée et la pratique d’Andrea Heller, il est une notion qui englobe l’ensemble de son travail, c’est l’hybridité. L’oeuvre en relief, encre et papier découpé dans un cadre, intitulée Die Wurzeln sind die Bäume der Kartoffeln (6), 2005, en est emblématique. Que voit-on ? A priori, des arbres noirs aux branches épaisses et pointues, et à leurs pieds deux formes ovoïdes inclinées (7). Le titre signifie « Les racines sont les arbres de pommes de terre ». Alors s’agit-il d’arbres ou de racines ? Les branches semblent tellement coupantes, sommes-nous dans un registre végétal ou est-ce une multiplication des lames d’Edward aux mains d’argent ? Les formes ovoïdes figurentelles des pommes de terre, des fantômes, des corps encagoulés? On peut aussi y voir un clin d’oeil aux figures de l’ours et du rat dans le film Der Rechte Weg de Fischli & Weiss.
Le corps humain est un des éléments les plus hybrides du vocabulaire de l’artiste. En parcourant ses oeuvres, on peut voir par exemple un corps-tête en carotte, stalagmite, tubercule, intestin, clocheton, menhir, insecte, cercueil, ballon ou rocher, le plus souvent muni de jambes, parfois de bras, qui constituent un «bestiaire» anthropomorphique et fantasmagorique. Le corps est aussi traité par fragments, un crâne-patate-hibou-pingouin, une main-gant-stèlemuraille ou encore des seins-implants-soutien-gorgecouvres théière-cloches à fromage-mignardises.
Trois séries récentes portent l’hybridité encore plus loin. D’une part, quatre grandes encres sur toile portent le même sous-titre (a specific place), notion qui n’existe que dans la tête de l’artiste, mais qui devient un « lieu » sur la toile. Two rooms est une fusion troublante entre des montagnes et un visage, Wall explore un registre entre le moléculaire et le construit, No entry se situe à l’orée de la montagne, du canyon et de l’architecture minimale, alors qu’une silhouette post-humaine menaçante semble surgir d’un couple aux têtes de bâtiments dans Shadows.
D’autre part, la série de sculptures Magnitudes, 2018 – 2019, explore la forme du cône, plus ou moins large ou allongé, opaque et à la surface irrégulière pour celles réalisées en céramique peinte, transparente et lisse pour celles en verre soufflé. Les références au sein, au bol, au vase, à la matrice, au pénis, à la montagne, au volcan, émergent tour à tour.
Enfin, la série de sculpture en plâtre Terrain vague (8), 2019, qui comporte à ce jour 37 éléments, est composée de moulages qui pourraient constituer les débuts d’une encyclopédie des formes. On croit reconnaître une galette de pain libanais, des oeufs dans un panier en osier, des maisons-bulles de l’architecte Antti Lovag, un poulpe, un pavage ancien, une fouille archéologique, une fortification de Vauban, un intestin, une pyramide ou les mamelles d’une truie. Quand on s’immerge dans les compositions d’Andrea Heller, on découvre, en plus d’une beauté initiale, une profondeur, une intensité visuelle, et aussi une conscience sensible du monde. Son attrait pour les météorites, les volcans, les grottes et les montagnes témoigne d’une écoute attentive de la vie de la terre. Ses expérimentations architecturales illustrent son intérêt pour l’action de l’homme par rapport à l’espace, à la nature, à la météorologie ou au corps social. Son rapport au corps humain affirme une fantaisie entre joie et gravité. Jeu d’échelles et de références, son travail ne cesse de brouiller les définitions et les schémas de nos certitudes.
1) Cette photo, non datée, apparaît en page 59 du livre monographique
Die Wurzeln sind die Bäume der Kartoffeln, Zurich,
Édition Patrick Frey, 2012.
2) Die beruhigende Aura der Tiere, 2005 ; Die Wut ist heftiger als der
Ärger und schwerer zu beherrschen als der Zorn, 2006 ; Hier auf dem
Mond ist es auch nicht viel besser, 2006.
3) Lloyd Kahn (ed.), Shelter, Bolinas, California, Shelter Publications,
1973 ; Nomadic Furniture 1 et 2, New York, Pantheon Books, A
division of Random House, 1973 et 1974.
4) Das andere Neue Wohnen – Neue Wohn(bau)formen,
12.11.1986 – 4.1.1987, Museum für Gestaltung Zurich.
5) Plus de 2700 « dents de dragons », des blocs de béton de 9 tonnes,
ont été érigés entre 1937 et 1941 comme obstacles antichars,
notamment au pied du Jura dans le canton de Vaud. Leur forme
triangulaire rappelle le chocolat Toblerone, ce qui leur a donné
cette appellation.
6) C’est aussi le titre du livre publié par Édition Patrick Frey, 2012,
à l’occasion de l’exposition personnelle d’Andrea Heller au
Helmhaus à Zurich, 2.12.2011 – 29.1.2012.
7) L’oeuvre est réalisée à l’encre de Chine sur papier découpé,
recto verso, et la feuille est prise entre deux plaques de verre
serrées par un cadre en bois. Il s’agit d’une édition de 10, toutes
légèrement différentes.
8) Les dimensions de ces sculptures varient entre 10 et 50 cm de
diamètre.